Ciné Porn #15 : Crash

Crash est le quatorzième long-métrage de David Cronenberg, adapté du roman éponyme de l’auteur britannique J.G. Ballard publié en 1973. Présenté en compétition officielle du festival de Cannes de 1996, sa projection suscite de nombreuses réactions d’incompréhension et de dégoût, soit parce que le film est jugé trop pornographique – et donc pas digne d’intérêt  – soit parce qu’il est trop violent – comme si on devait s’attendre à une comédie légère et sans heurts venant du père du body horror ? Ressorti dans les salles françaises durant l’accalmie sanitaire de l’été 2020, Crash est revenu dans les bonnes grâces de la critique qui n’accusent plus Cronenberg d’être du genre à se branler au triage des urgences.

Dans sa préface à l’édition française parue en 1974, Ballard ne cachait pourtant pas son intention, qu’a ensuite fait sienne Cronenberg : « Je veux voir avant tout dans ce livre le premier roman pornographique fondé sur la technologie. » La voiture est cette technologie « comme une métaphore sexuelle » (ibid.) permettant aux personnes d’unir leurs corps et leurs désirs. Un peu comme Tinder avant l’heure, l’aboutissement du match en plus extrême. Un homme, une femme, une voiture. Ou deux femmes, une voiture. Deux hommes, une voiture. Et même un homme solo avec son chien comme accessoire de décor, une voiture. Dans un long entretien avec le journaliste Frédéric Bonnaud pour Les Inrockuptibles, Cronenberg explique à la sortie du film que la sexualité « est désormais complètement déconnectée de toute forme de reproduction. Nous n’avons plus forcément besoin de faire l’amour pour avoir des enfants. La sexualité peut donc, potentiellement, aller dans toutes les directions. Chaque individu va devoir réinventer sa sexualité. » Et c’est un programme bien excitant.

James (James Spader) et Catherine Ballard (Deborah Kara Unger) forment un couple uni au quotidien mais distant. Leurs rapports en général sont froids et ennuyeux, et même les ébats adultérins qu’ils se racontent en regardant l’autoroute menant à l’aéroport ne les ravivent pas. Un jour, la voiture de James se fait percuter par celle du Dr Helen Remington (Holly Hunter) et de son mari. Il en sort blessé et obsédé par cette rencontre à toute vitesse. Et surtout, sa route croise celle de Vaughan (Elias Koteas), personnage transportant tout cet érotisme de la collusion des tôles et des chairs, fédérant autour de lui d’autres adeptes de cette sexualité du futur, comme Gabrielle (Rosanna Arquette). Vaughan a dédié sa vie à ses fantasmes et en engendre chez les personnes en contact avec lui. Il s’extrait d’un accident mis en scène lors d’un spectacle clandestin en rampant comme on sort lentement d’une couche après le sexe, se fait faire « un tatouage prophétique » sur son torse balafré avant de s’abandonner à son désir ultime, qui fera le lit des étreintes d’Helen et Gabrielle et donnera une nouvelle impulsion au couple Ballard. Une aura sexuelle incomparable, donc. L’accident est le point de rupture au train-train quotidien, du volant au lit, et créateur d’une nouvelle chair (concept déjà exploré dans Cronenberg dans Videodrome).

La scène où Vaughan baise Catherine à l’arrière de la voiture conduite par James à la station de lavage me met mal à l’aise. Elle pourrait être terriblement excitante : le lieu, la configuration, la hâte extrêmement perceptible, ce plan sur la main pleine de cyprine se posant sur le siège. Mais Catherine est malmenée contre son gré et sort de cette séance blessée. J’imagine que ce rite sexuel peut symboliser l’accident qu’elle recherche mais n’a pas subi, la tenant de fait à distance des autres protagonistes ayant tou·te·s cette expérience en commun, mais je suis bien trop sensible aux questions de consentement pour m’émoustiller d’un homme violentant une femme sans que le témoin ne l’aide.

La scène de sexe entre Vaughan et James par contre a un goût de trop peu, même si elle se prolonge d’une course-poursuite passionnée. Probablement parce que c’est celle que j’attendais le plus – elle arrive assez tard dans le film. Ils se regardent, se touchent, s’embrassent, retirent leurs vêtements avec une urgence qu’on devine avoir été trop contenue – mais ça va vite et on ne voit pas grand chose. C’est rare de voir des hommes exister au cinéma avec tout leur corps (en référence à Virginie Despentes énonçant dans King Kong Théorie que « les hommes n’ont pas de corps »), filmés et mis en scène éperdument, et dans une scène qui ne soit ni trop vite éludée, ni caricaturale, comme l’explique Maxime Lavalle dans un article pour Friction Magazine. J’aime consacrer mes dernières réserves d’hétérosexualité à rêver de scènes où l’on déshabillerait et pénétrerait, de façon plus ou moins simulée selon le registre cinématographique, les hommes aussi aisément que les femmes dans ce geste réflexe de male gaze.

L’autre personnage véhiculant dans sa chair la charge érotique de l’accident est Gabrielle, toute harnachée de cuir et d’orthèses, et arborant sous ses résilles et mini-jupe une cicatrice mythique sur la cuisse en forme de vulve. Son handicap lui donne une façon particulière de se mouvoir, se présenter, parfaitement consciente du désir trouble qu’elle suscite et dont elle jouit – une pensée pour ce vendeur de voiture qui a probablement dû sortir prendre l’air après l’avoir installé de façon maladroite. Tout comme Vaughan, elle est l’agente de sa sexualité et vit son corps accidenté non pas comme une limite mais une transformation sensorielle bénéfique.

Le final du livre rivalise de loin avec celui du film en matière de puissance pornographique. Dans le film, le couple Ballard s’adonne à une course dangereuse sur l’autoroute qu’ils aiment contempler, jusqu’à l’accident, dont ils sortent légèrement blessés, et donc frustrés. Dans le roman, Vaughan vient de s’offrir un final minutieusement préparé, annoncé dès la première phrase. James et Catherine lui rendent hommage en faisant l’amour « rapidement, comme on observe un rite » dans la voiture de Vaughan. Il recueille son sperme au creux de sa main, avant de rejoindre le véhicule dans lequel Vaughan s’est tué, occupé par Helen et Gabrielle. James étale son sperme sur différentes surfaces de voitures accidentées avant de s’attarder sur celles gorgées des derniers fluides de son amant. « J’ai enduit de sperme les commandes brisées et les cadrans, dessinant une dernière fois la forme de Vaughan sur le siège. L’empreinte de ses fesses marquait encore ces banquettes déformées d’une invisible présence. J’ai étalé mon sperme sur le siège, puis j’en ai frotté la colonne de direction, qui jaillissait, javelot sanglant, du tableau distordu. » Ashes to ashes, flesh to flesh.

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