Mila Nijinsky : « On voit trop peu les hommes de manière érotisée »

Derrière son appareil argentique Mila Nijinsky pose son regard souvent naïf, parfois cru, toujours curieux et ouvert, sur ses ami.es, sa famille, ses romances et les inconnu·e·s qu’elle rencontre. Des photos comme des reliques, pour ne pas oublier les moments passés avec eux. Érotiques, éthérées, écorchées, hors normes, brutes ou frontales, ses photos sont le reflet des corps, des identités et des sexualités plurielles de celles et ceux qui l’entourent.

Mila, comment as-tu débuté ton activité de modèle et de photographe ? As-tu toujours fait les deux en parallèle ?
J’ai commencé la photographie en premier. J’ai grandi dans un petit village Alsacien et pour combler l’ennui je me suis mise à faire des auto-portraits. Je m’amusais à travailler les décors, je me déguisais. De nature assez anxieuse et rêveuse, ça me donnait un bel exutoire mais je faisais ça dans ma bulle, je ne le montrais à personne. Puis j’ai fait une licence d’Art Visuel à Strasbourg, où j’ai rencontré le photographe Olivier Lelong et à travers lui ceux que j’appelle aujourd’hui ma famille artistique : le collectif Schneckewurst, mené par l’artiste Divine Putain et dont Georges “mon tonton” fait également partie, ainsi que Mademoisello O et Antoine avec qui j’ai fait et fais encore beaucoup de photos. Le tonton c’est assez drôle, la première fois que je l’ai vu, j’avais la chatte dégoulinante de faux sang, je devais accoucher de lui, j’avais sa grosse tête de belge moustachu entre mes cuisses.

Je me suis ensuite installée à Paris pour finir mes études et j’ai continué à poser. J’ai rencontré le photographe Patrick Cockpit. C’est la Bible de l’argentique : il connaît tout, les Polaroïds, la chambre, il a un tas de boitier différents, il fabrique des appareils, c’est grâce à lui que petit à petit j’ai osé passer du numérique à l’argentique, et là, ce fut la révélation.

Antoine

Hedoktor Napalm (aka le tonton) et Otomo De Manuel

J’ai aussi rencontré des photographes pervers pas très doués et plutôt douteux. Par chance, il ne m’est rien arrivée. Une nana qui est prête à pisser dans leur salon en se marrant, ça doit casser leur excitation de prédateur, style : “tes trucs lubriques connard, je les ai toujours fait pour m’amuser, ça m’a jamais mis mal à l’aise, tu ne me fais pas peur”. Cela m’a aussi permis de me mettre en confiance vis-à-vis de mon propre travail : je pouvais non seulement faire poser des gens, mais surtout bien mieux les traiter. J’ai commencé par les modèles parisiennes féminines que j’ai rencontré. On s’est d’ailleurs toutes mises à faire de la photo de manière plus ou moins poussée. On en avait marre de ces photos clichés réalisées par des mecs et de se mettre en danger en posant pour eux. Désormais, on poserait pour des meufs, entre meufs.

Loulou – Léa – Tallulah – Charlène

J’ai aussi pris le courage de photographier mes amoureux à ce moment-là. Quand j’ai rencontré William (a.k.a Mimi) j’avais peur que ça se finisse, puis de l’oublier. Je n’ai plus quitté mon appareil. Je le prenais en photo tout le temps. Quand j’ai acheté mon premier appareil argentique compact, la première pellicule que j’ai glissée dedans était pour lui, pour nous, je voulais nos corps, nos échanges, nos baisers, nos sexes. On s’est glissés sous la couette et j’ai cliqué sans réfléchir, en 30 minutes la pellicule était finie. J’étais si excitée et heureuse. J’ai compris que c’est ça que je voulais faire. Vivre la passion et la garder figée sur film.

Mimi

Dans tes photos, il y a peu de mise en scène – sauf pour tes collabs avec des magazines. On trouve la mention “L’intention est d’abord documentaire” dans l’introduction de ton travail. Qu’est-ce-que tu veux dire par là ?
Il faudra demander à Mimi, c’est lui qui a écrit ce texte pour moi. Qui d’autre qu’un amoureux pourrait écrire quelque chose d’aussi beau ? La plupart de mes images sont le plus souvent des moments de vie pris sur le vif. J’ai toujours au moins un appareil sur moi, même pour aller faire mes courses. A vrai dire je fais surtout de la photo pour compenser mon manque de mémoire. J’ai tendance à tout oublier, à confondre les situations, les gens avec qui j’ai vécu certaines choses. J’ai besoin de garder des images de ces moments, des textes, des bribes de souvenirs de tout cela. Les moments intimes sont ce que j’ai de plus cher, comme des reliques.

La romance Nippone

LouLou

Romy Alizée, que tu connais bien, dit qu’il y a très peu de femmes qui photographient du trash, et que c’est ce qui lui a donné envie de faire autre chose que du beau et du glamour. Certaines de tes photos sont très crues, d’autres montrent des pratiques que certains qualifieraient de trash ou hardcore (bondage de bite, pipi, aiguilles, enema, pénétration avec des morceaux de chair animale). C’est quoi ton esthétique du trash ?
Je n’aime pas ce mot, parce qu’il veut tout et rien dire, c’est un mot poubelle pour moi. Il vient souvent de la bouche de personnes qui ne comprennent pas ce que je montre. En prenant le temps de discuter avec eux, ils utilisent d’autres termes comme hardcore, érotique, hors norme…C’est vrai que si je mets en scène des femmes dans certaines positions la plupart du temps le public ne dira pas que c’est trash, mais si c’est un homme dans la même position, ça sera perçu comme tel. Je pense que c’est parce qu’on voit trop peu les hommes de manière érotisée, ou hors du schéma de domination habituelle.

Je ne cherche pas d’esthétique particulière. On vient de plus en plus me parler de mon travail pour des magazines féministes, on m’a sollicitée pour des expos autour du milieu queer. Je comprends mais je n’aime pas être cataloguée là dedans, sinon ça me ferme à d’autres modes de vie auxquels j’aime me mélanger. On est dans une période étrange où les gens ont le besoin de se placer dans des cases, j’aime pouvoir rester une particule libre. Et surtout je pense que ma vision est bien trop naïve pour qu’on puisse parler de militantisme.

Je photographie les gens que j’aime, sans filtre ni jugement. Des gens fantastiques, intelligents et totalement barrés, libres. C’est le cas de Divine Putain qui est ma muse phallique. Cela va faire dix ans que je travaille avec lui, j’ai beaucoup de photographies où il repousse les limites de son corps, joue avec sa propre douleur…Certaines de ces scènes ne sont pas “regardable” pour beaucoup de personnes, qui sont gênées voire dégoûtées. Mon « travail » est plutôt une sorte de gros journal intime qui montre tout ça, d’une façon qui peut paraître crue pour certains, mais personnellement, je le trouve plein de pudeur, de douceur et de respect.

En parlant de pudeur, on trouve très peu d’informations sur toi en ligne, alors que tu fais partie de ce milieu depuis dix ans.
Si je n’avais pas rencontré William, il n’y aurait probablement rien à mon sujet, c’est lui qui m’a poussée à montrer mon travail et à me créer un site. Quand j’ai furtivement mis un timide pied dans l’art, je me suis senti mal à l’aise. Trop d’hypocrisie, devoir toujours et encore se vendre…je n’ai jamais été attirée ni douée par ça. Et je ne suis pas certaine d’être à ma place dans ce milieu, d’être à ma place tout cours d’ailleurs, si ce n’est avec ma petite famille tout aussi décalée que moi, ou mes romances, avec qui je partage intimité et secrets d’enfants.

Si je fais de la photo c’est aussi parce que je communique ainsi, plutôt qu’avec les mots. C’est toujours une catastrophe quand je me mets à parler, surtout en ce moment, ou on doit avoir un vocabulaire précis si on ne veut pas finir castré par les cerbères de la bien-pensance.

Divine Putain

Divine Putain

Est ce que tu regardes du porno ? Si oui, est ce que ça a influencé ton travail et comment ?
C’est rarissime. Je suis allée jusqu’à Berlin pour me faire le Porn Film Festival et me gaver de films porno pendant des journées entières, mais au quotidien : nada. J’ai regardé mes premiers pornos au collège, avec mon groupe de potes. On avait pris pour habitude de se faire des après-midi porno, les mecs se branlaient sans honte, ma pote et moi on mangeait du Nutella en se masturbant discrètement. J’ai adoré ces moments d’adolescence au plaisir coupable. Je me souviens aussi avoir vendu en douce des magazines porno dans mon collège catho, je les volais dans les librairies, je ne les regardais presque pas, c’était juste pour me faire du fric.

Le porn n’a aucune influence sur mon boulot, il est trop rare dans ma vie pour ça. Je suis plus inspirée par mes romances, mes amis, ma famille. Mes rêves aussi. Et bien entendu, l’art. Durant ma licence j’ai été marquée par le body art, le vaudou, les actionnistes Viennois, Marina Abramović et les classiques : Bosch, Dürer, Bellmer. J’ai un goût prononcé pour les monstres et la torture.

Tonton

Comment trouves-tu tes modèles et surtout, comment en trouver encore davantage pour continuer ta démarche de diversité ?
Je n’ai d’abord pas cherché bien loin, j’ai pioché dans mon entourage, mes amis, mes fréquentations, lancé des appels sur Facebook. Mais il est plutôt consternant de voir qu’en terme de personnes racisées, de gros, et d’âge mûr, j’avais très peu de contacts. Au final, on est bien trop cloisonnés et je suis bien trop entourée de petites nanas blanches me ressemblant. J’ai un compte Tinder où je précise que je suis toujours à la recherche de modèles, de préférence atypiques, ça a donné lieu à des rencontres sympas.

Mon couple de modèles favoris, en terme de corps plus vieux et vrais, ce sont mes parents. Ils ont presque 60 ans, ma mère a des plis, de la cellulite, de la chair qui a vécu en somme. J’aime montrer cette vérité là, elle est essentielle je pense. Pour trouver plus de modèles, et bien… il faudrait que j’ose plus m’approcher des gens. Ça fait des années que je cherche un couple gay pour faire des images plus porn, sans protection, pour représenter la sexualité du milieu dans lequel j’évolue (les couples libres, le polyamour, etc.). Toi, là, si tu me lis, et que tu veux bien poser pour moi, peu importe ton physique, ton genre, ta sexualité, ton poids, ta taille, ta couleur de peau, écris-moi !

Tu bosses avec all{mecen, où une partie de ton travail est partagé. Tu as été la curatrice d’une expo dans leurs locaux. A l’heure où Patreon et autres sites d’hébergement de contenus rejettent l’explicite, quelle est leur position là dessus ?
J’ai été un utilisateur test pour eux. C’est une équipe jeune et bienveillante, au service des artistes, qui souhaite que l’on puisse s’exprimer librement, sans contraintes ni censure. Le puritanisme grandissant sur les plateformes mainstream est inquiétant. « Deux pas en avant un pas en arrière”, là on est sur le recul, et j’espère que des initiatives comme cette plateforme nous ferons aller de l’avant. C’est des coquins chez all{mecen, ils sont venus à moi pour organiser l’exposition, « Attentat à la pudeur », j’avais une carte blanche absolue. Ni tabous ni limites, le corps pouvait être visible sous tous les angles. Il y a eu de très bons retours.

Andréa Valienne

Tu as trois expos à venir pour les prochains mois. Tu veux nous en parler ?
Oui ! La première a débuté le 18 septembre, elle s’intitule G\’il.les\, elle a lieu au 59 Rivoli, c’est une exposition collective qui regroupe des artistes différents, plein de médiums et pratiques variés (photographie, sculpture, dessin, installation, performance,…). Nous avons tous travaillés autour d’un seul et même modèle, Gilles, un homme de 60 ans des plus charmants, au corps cependant marquant. Organisée par Louise Dumont, Vanda Spengler et Louise A De Paume. La seconde est au même endroit, elle débute le 02 octobre, soir du vernissage (et également de mon anniversaire). Son titre : Des sexes et des « femmes ». 17 artistes (uniquement genré au féminin), 5 collectifs et associations, 16 intervenant.e.s pour représenter des sexes, parler de l’inceste, du viol, des violences obstétricales et gynécologiques, de mutilations génitales, du sexisme en médecine, d’intersexuation et de transidentités. Organisée par Juliette Drouar.

La troisième se tiendra à Liège, fin octobre, à la Maison Arc en Ciel (association LGBT+). Toujours collective, mais cette fois, j’y suis avec la famille dont je t’ai parlé précédemment. C’est le tonton qui nous a réunis, il y aura Divine Putain pour performer, mais aussi pour présenter ses photographies rehaussé à l’aquarelle. Pour celle-ci, j’ai envie de prendre un nouveau chemin. La photographie classique commence à m’ennuyer, j’ai envie de revenir à mes amours d’enfance et me remettre à bidouiller plus sérieusement. Déchirer, déstructurer, transformer l’image. Grâce à M. Rothengatter, un photographe pour qui j’ai posé il y a plusieurs années et qui m’a offert de quoi faire mes propres tirages au nid, je vais pouvoir pousser la photographie plus loin et commencer plein de nouvelles expériences chimiques !

Mademoiselle O

Julien

Yumie & June

L’ensemble des photos de cet article appartiennent à © Mila Nijinsky

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