L’Espagne est-elle un nouveau paradis pour le porn européen ?

En Espagne, alors que le cinéma traditionnel peine à se relever de la crise, le porno se bouge les fesses. La scène indépendante innove sur le fond et la forme, soucieuse d’une certaine éthique. La péninsule ibérique est-elle devenue le creuset de l’avant-garde cul européenne et, plus encore, un paradis érotique ? On a posé la question à la relève du porn espagnol.

• La réalisatrice suédoise Erika Lust multiplie les projets érotiques et engagés, portée par le climat méditerranéen. Elle a créé sa société éponyme en 2004 avec son mari, Pablo Dobner, et n’a plus quitté Barcelone depuis.

• À 26 ans, Armana Miller est une activiste pro sexe, fervente défenseuse du polyamour et écrivain espagnole diplômée des Beaux-Arts. Sur sa chaîne Youtube, elle parle pornographie, écologie et voyage.

• Le réalisateur et photographe barcelonais Nico Bertrand a découvert sa vocation d’esthète avec le vieux reflex de son padre. La vitrine de son porn esthétique, fétichiste et éthique s’appelle Darkness Studio.

• Réalisatrice et performeuse féministe française, Lucie Blush vient de quitter Barcelone pour Berlin. Elle était venue pour un stage de six mois, elle y est restée six ans, tombant amoureuse de la ville, entre autres.

• Joseph Valls travaille comme chargé des relations extérieures chez VirtualRealPorn, une société de production spécialisée dans le porno immersif, créée par Carlos et Leonor à Saragosse – avec l’argent de leur voyage de noces !

• Erwin de Boer a co-fondé Manica Media il y a sept ans, pour faire les choses « à sa sauce ». Il a d’abord collaboré avec des producteurs pour monétiser leurs plateformes via ManicaMoney. Aujourd’hui, son entreprise conçoit ses propres contenus et ses sites premium.

• Psychologue spécialisée dans la sexualité, Arola Poch est l’auteur du blog La luna de Arola. Elle y partage une vision saine et positive du sexe, dans le respect de toutes les pratiques.

C’est quoi votre porn ?

Amarna Miller : Le porn peut être considéré comme un art. Enfin, il faudrait commencer par définir le mot « art » et dans le monde contemporain, cette dénomination a tellement été utilisée qu’elle s’est vidée de son sens. Pour moi, il s’agit de toute forme de création qui pousse le spectateur à s’interroger. Bien sûr, le porno, qui met en scène nos désirs, nos corps et nos sexualités soulève beaucoup de problématiques. En filmer peut aussi devenir un acte politique, notamment pour les femmes. La société nous a dit pendant des centaines d’années comment nous devions vivre notre sexualité, établir nos relations personnelles et utiliser notre corps. Pour la première fois depuis longtemps, nous pouvons reconquérir ce pouvoir. Nous subissons schéma patriarcal et nous devons hacker le système de l’intérieur.

Nico Bertrand : Le consentement et l’égalité sont deux valeurs véhiculées par mes films. Le désir n’est pas un territoire réservé à un genre ni à une pratique. Depuis que j’ai étudié la photographie, capturer la beauté est au cœur de mon travail. J’applique le même concept en vidéo. L’esthétique est un outil qui aide à renforcer un objectif : dans mon cas, traiter le sexe pour ce qu’il est, un art.

Erika Lust : Ma philosophie est basée sur quatre principes : le plaisir de la femme compte ; le porno peut avoir des qualités cinématographiques ; nous avons besoin de plus de variété dans les corps, les âges et les origines ethniques ; la chaîne de production doit être éthique. Dans mes réalisations, je montre les femmes et les hommes comme des partenaires sexuels, pas comme des objets ni des machines, et je décris la sexualité et les désirs des femmes selon leur perspective, valorisant leur consentement et leur indépendance. Je veux que le public féminin se sente bien après avoir vu mon travail.

Joseph Valls : Pour nous, le porno combiné à la réalité virtuelle est un pas vers une expérience sexuelle plus immersive et intense. C’est vraiment spectaculaire et nous aimerions aller plus loin encore. Pour ce faire, nous collaborons avec des fabricants de sextoys connectés et nous synchronisons leurs dispositifs avec nos vidéos. Nous défendons fermement les valeurs du respect, du soin et de la défense des travailleurs du X. C’est un engagement éthique et moral et nous avons un retour très positif de nos collaborateurs. Notre public est avant tout masculin, bien que nous croyions dur comme fer que le porno destiné aux femmes est sous-exploité. Nous venons d’ailleurs de lancer notre site virtualrealpassion.com pour elles. Nous visons aussi le public gay et trans avec virtualrealgay.com et virtualrealtrans.com.

Erwin de Boer : Avec Manica, on s’efforce de donner aux utilisateurs le sentiment qu’ils ont atteint une destination premium. La diffusion des vidéos doit être rapide et la navigation simple, tout cela pour s’assurer que les membres obtiennent exactement ce qu’ils veulent, quand ils le veulent ! Nous pensons vraiment que le client est roi.

Arola Poch : Il est essentiel de parler de sexualité et de porno, et encore nécessaire de « normaliser » le sexe dans toutes ses variantes. Pour cela, il est préférable d’avoir un discours clair et sans préjugé. Sur mon blog, j’adopte un point de vue personnel afin de mieux servir les lecteurs, de leur offrir une image du sexe plus réelle et naturelle.

Peut-on parler de « nouvelle vague » dans le X espagnol ?

Amarna Miller : Il se passe quelque chose de très spécial dans mon pays. Il y a un merveilleux mouvement en faveur de représentations plurielles du sexe explicite. Et pour l’industrie porno locale, c’est la clé pour continuer de résister contre le déclin du marché. Avant cette vague de nouveaux créateurs, toutes les sociétés de production réalisaient les mêmes scènes avec les mêmes codes, les mêmes actrices et acteurs, le même style. Heureusement, des personnes sont apparues avec leur propre vision et ont décidé d’innover. Ceux d’entre vous qui consomment du X peuvent prendre part à cette révolution. Payez pour le porno que vous voudriez voir, aidez les réalisateurs, producteurs, actrices et acteurs qui font des films différents, ou bien impliquez-vous en créant vos propres contenus. Si nous collaborons, nous pouvons changer les choses.

Nico Bertrand : La variété actuelle des modes de consommation du porno est très positive. Certains sont vraiment créatifs, respectueux et intéressants. Néanmoins, nous avons toujours besoin de femmes, d’hommes et de trans pour filmer de belles histoires, en montrant des corps différents et en allant plus loin dans la complexité du sexe et des fantasmes.

Erika Lust : Le porn a été à l’avant-garde de nombreuses avancées technologiques. Aujourd’hui, c’est la réalité virtuelle. Mais je pense qu’elle n’est innovante que d’un point de vue technique. Ce sont les boîtes de production porno mainstream avec le plus d’argent qui font de la VR, voilà pourquoi le porno retombe dans ses vieux modèles. Ces films sont toujours des POV encombrés de clichés machistes. Au final, c’est le prolongement du X dominant. Pourtant, il y a une nouvelle vague dans le porno, un genre conçu essentiellement par des femmes qui essaient de réaliser des films réalistes et artistiques reflétant de façon positive la sexualité féminine, et qui participent à changer la perception des genres. Ces créatrices explorent de nouveaux territoires en accordant une attention particulière aux petits détails et en faisant des vidéos plus scénarisées, plus stimulantes. Avec leurs exigences en termes d’esthétique, d’honnêteté, d’éthique, de production, elles proposent une alternative au porno mainstream, chauvin et centré sur les hommes.

Joseph Valls : Le marché du porno s’est réellement développé ces dernières années, sans doute grâce aux talents qui naissent et se multiplient en Espagne. La crise économique et financière a causé beaucoup de dégâts, ce qui nous a obligés à avancer et amorcer de nouveaux projets. Ici, nous avons un bon réseau de transports et des villes cosmopolites comme Madrid et Barcelone qui facilitent l’engagement d’artistes étrangers. Notre climat fantastique, notre manière d’être et notre caractère sont aussi les raisons de l’expansion de ce business en Espagne.

Lucie Blush : Ce renouveau n’est pas propre à l’Espagne. C’est plutôt une caractéristique du X européen, surtout quand on le compare à l’américain. Cependant, il est vrai qu’à Barcelone et Valencia, il fait plaisir à tourner car il y a des endroits et une lumière magnifiques, ce qui est un peu plus dur à trouver à Berlin où je viens de m’installer – pour tourner en extérieur, prévois la parka ! J’ai traversé de nombreuses expériences à Barcelone. C’est là que j’ai choisi de prendre un autre chemin que celui qui m’était destiné, et l’atmosphère relax et ensoleillée m’a aidée à faire ces choix. Il me suffisait de rêvasser sur mon mini balcon dans mon mini studio pour absorber les bonnes ondes, les couleurs, les sons. J’y ai eu mon premier boulot dans le porno, chez Erika Lust. J’allais bosser à vélo en longeant la mer… Même si la ville n’est pas autant dévergondée que Berlin, une liberté artistique et créative s’en dégage.

Erwin de Boer : Je ne parlerais pas exactement de « nouvelle vague ». Cela a plus à voir avec la société dans son ensemble, qui est devenue plus ouverte et détendue vis-à-vis de la nudité. Par exemple, l’exhibition s’est banalisée. Cette libération des mœurs rend l’expérience érotique bien plus intéressante et offre l’opportunité à bon nombre de créateurs de s’exprimer. Et puis tout le monde est sur Internet, naviguant sur des sites via leurs smartphones et leurs tablettes. Le porno est plus accessible, l’audience plus large et plus féminine.

Arola Poch : De nouveaux besoins sont apparus, un public qui exige des vidéos d’une autre qualité, avec d’autres histoires… La créativité ne doit pas toujours dépendre des coûts de production. Cette nouvelle vague de films pornos découle de la préoccupation et des idées de certains réalisateurs et professionnels de l’industrie. Je ne pense pas que cela ait à voir avec l’Espagne, mais avec les gens. D’ailleurs, il existe des propositions pornographiques alternatives dans d’autres pays.

L’Espagne est-elle devenue un eldorado pour l’industrie adulte ?

Erika Lust : Pas à ma connaissance… Pas pour les sociétés de production du moins. Mais des cinéastes talentueux émergent. C’est pourquoi j’ai commencé à financer des talents ici, qui n’auraient pas les moyens de se produire et qui peuvent ainsi être mis en lumière !

Nico Bertrand : Difficile d’être complètement libre dans le porno, parce que vendre est compliqué et la censure est partout. Cela dit, le sexe est un vaste territoire à explorer et un thème facile à aborder en Espagne, parce que c’est une grosse industrie ici, et il n’est pas difficile d’obtenir le soutien de ses pairs. La majorité des professionnels de l’industrie travaillent à Barcelone et beaucoup sont motivés par les nouvelles initiatives. Néanmoins, tout le contenu produit en Espagne n’est pas éthique et ne suit pas des règles d’équité pour autant.

Joseph Valls : Bien que le contexte soit favorable au développement de notre affaire, nous rencontrons beaucoup de difficultés. Surtout en matière de fiscalité et de travail. La législation en Espagne ne cesse de faire des pas en arrière. Elle n’est pas adaptée aux projets internationaux qui ont besoin de créer des liens avec des entreprises et des travailleurs du monde entier. Notre système très rigide nous confronte à de vrais casse-tête.

Lucie Blush : J’ai justement quitté Barcelone pour Berlin car il me semble plus facile de faire du porno alternatif ici qu’en Espagne. À mon avis ce serait une grande exagération que de l’appeler « eldorado ». Après, il y a toujours eu des grosses boîtes de porno mainstream là-bas. Les agences d’acteurs sont légales, contrairement à la France où elles sont assimilées à du proxénétisme. La loi est plus relax par rapport aux sites Internet qu’en Allemagne où il n’est pas conseillé de mettre son contenu sur un serveur allemand. L’Espagne est souvent un bon choix par élimination : l’Angleterre n’aime pas l’éjac féminine et l’Allemagne te demande de t’identifier mille fois avant de pouvoir accéder à du contenu porno en ligne.

Erwin de Boer : Produire en République Tchèque et en Hongrie serait en fait moins coûteux. Je ne peux pas dire pour les autres, mais pour nous, le climat, très doux, et les lieux, très beaux, font la différence.

 

À quoi ressemblera le porn (espagnol) du futur ?

Erika Lust : Le mainstream sera toujours là, mais je suis certaine que le public va commencer à s’intéresser aux indépendants et à avoir une consommation plus éthique du cinéma adulte, en payant pour voir les films. C’est déjà en train d’arriver. Les clients seront mieux informés et ne verront plus la pornographie mainstream comme la forme dominante ou unique de l’érotisme.

Joseph Valls : Le X de l’avenir devra passer par une approche de plus en plus immersive du sexe, et s’appuyer sur les multiples technologies qui vont apparaître dans les prochaines années et qui exigeront de s’adapter à une vitesse vertigineuse.

Erwin de Boer : Le porno espagnol n’a pas vraiment de futur puisque les sociétés qui produisent ici le font pour l’international. Le marché national souffre du piratage : il n’y a pas de règles sur les personnes qui téléchargent du matériel volé et celles en vigueur ne sont jamais appliquées… L’Espagne restera une terre d’accueil pour les studios… qui continueront de se focaliser sur l’international.

Arola Poch : Nous ne pouvons pas réduire la sexualité à une seule expression. Si elle est variée, la pornographie doit l’être aussi. Plus il y aura de propositions, plus elles répondront aux goûts des gens et plus la sexualité, dans ses diverses manifestations, sera perçue avec naturel et décontraction.

Crédits photos : Amarna Miller / Erika Lust.

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