Jack Tyler : « En dix ans le porno en France s’est effondré »

Jack Tyler est réalisateur porno, depuis dix ans il défend sa vision personnelle de la pornographie, comme un genre cinématographique à part entière. Un parcours atypique, jalonné de réussites artistiques et de frustration, dans un pays qui le soutient du petit doigt. À cheval entre ses envies et la réalité d’un marché en crise (et figé), Jack Tyler continue tant bien que mal à faire son métier.

Pour toi le porno est un cinéma bis ou juste un support masturbatoire ?
C’est un genre cinématographique, ça l’a toujours été. Mon goût pour le porno vient du fait que je suis dans un rapport de fascination avec les images mettant en scène des femmes et leur sexualité.
Comme tout le monde j’ai commencé adolescent en demandant à des plus grands de choper des vidéos au vidéo club. On faisait même des soirées video club, t’avais Dirty Harry, puis Zombie et ça finissait par un porno vers 2-3 h du matin. J’ai eu accès à Canal + à 20 ans. A l’époque vers fin 80s/début 90s, c’était du bon porno américain. Mon actrice préférée a toujours été Ashlyn Gere. C’est de ça que je me suis nourri, mais jamais dans un rapport masturbatoire. Quand sont apparus les premiers Buttman, j’ai kiffé. Pour moi c’était nouveau, y’avait du sang neuf qui arrivait et un rapport à l’image que j’aimais bien. Puis tout le monde a commencé à faire du Buttman et c’est devenu du gonzo.

Tu penses qu’on peut concilier les deux ?
Oui, à l’arrivée ça reste une production d’images. On peut faire une distinction entre un mec qui va te raconter une histoire et un autre des petites saynètes, mais t’auras toujours le regard du mec qui va filmer. J’ai vu du gonzo filmé par John Leslie, j’étais sur le cul. Quand le mec est doué, il en ressort toujours quelque chose d’intéressant. Ce que je déplore c’est la généralisation du ready to masturbate avec peu d’initiative esthétique ou de sens. Je pense que c’est pas incompatible.

C’est pas devenu un peu trop codé ?
C’est le même débat dans toutes les formes d’entertainement. Les mecs du marketing veulent reproduire ce qui marche et prétendent que le public attend ça. Les créatifs, eux, vont se retrouver frustrés, obligés d’appliquer ces recettes. Sauf qu’en France dans certaines formes d’expression on a le soutien de l’État pour la création ; mais pas dans le porno.

Alors que vous cotisez au CNC…
Le porno paye des taxes, mais les producteurs n’ont pas le droit au soutien du CNC, c’est une absurdité. Quand un de mes films passe sur Canal + je touche des droits d’auteurs, mon contrat est enregistré à la SACD, comme n’importe quel réalisateur. D’un côté c’est une oeuvre cinématographique, de l’autre un truc dégueu qui n’a presque pas le droit d’exister.

Tournage Diary of Sex

Dans tes carnets de bord, on voit que t’es souvent en conflit avec la production. C’est toi qui en demandes trop, ou les autres qui considèrent mal ton travail ?
C’est un peu de tout ça. J’écrivais ces carnets de bord à chaud, pendant les tournages, c’est une période difficile, car j’ai l’impression d’avoir raté plein de trucs. C’est plus de la frustration qu’un conflit, de la fatigue face à la paresse de ce métier. Je parle aussi des actrices et acteurs, à qui tu demandes d’apprendre 3 lignes de texte et qui trouvent ça insurmontable… et aux scènes de cul qui ont tendance à toutes se ressembler. T’as beau y mettre de l’intensité, essayer de diriger au mieux les acteurs ; parfois tu n’y arrives pas. Il y a donc beaucoup de frustration.

Il y a des filles et des mecs qui jouent extrêmement mal, ça casse l’excitation…
J’ai beaucoup dirigé Michael Cheritto car j’aimais son non-jeu justement, dans Wendy il est très bon là-dedans. Flo d’Esterel, j’ai beaucoup aimé travailler avec elle, mais elle n’est pas capable d’aligner deux phrases. Tiffany Hopkins se démerdait vachement bien, Cecilia Vega aussi. Mais bon, le jeu n’est pas un critère pour une actrice porno, c’est comme si on jugeait une bagnole sur l’allume-cigare (rires).

C’est aussi une manière de témoigner de la paupérisation du métier. Je me dis “bah ouais ils jouent mal, vous le prenez dans la gueule, tant pis pour vous, parce qu’il n’y a pas assez de temps de tournage, parce qu’ils en ont rien à foutre…”. Quelque part, je dénonce ça, même si c’est sûrement contre-productif.

Tournage Le Sanctuaire

Quelle relation entretiens-tu avec les actrices ?
J’aime bien filmer de belles femmes et la féminité. Dans la vie en général j’aime bien la compagnie des femmes. J’ai commencé en filmant de l’érotique, dans les années 90 pour M6, j’ai filmé Julia Chanel, Draghiza, des actrices magnifiques de l’époque. Pendant le tournage je me disais : mais c’est complètement naze, ça serait tellement plus simple que le mec bande et la pénètre. Je filmais des trucs que je trouvais fake, peu intéressants et très formatés. Je me suis dit que faire du porno, ça devait être beaucoup mieux.

Tu portes une attention assez particulière aux corps, il y a une sorte de distance dans tes films. C’est de l’érotisme ?
Absolument. Pour moi la distinction entre érotisme et pornographie se fait dans le regard. Quand tu regardes des films de John Leslie ou Paul Thomas, il y a un vrai respect pour la beauté, la plastique, qui induit une distance entre caméra et objet. Je filme pas mal en plan moyen en essayant d’obtenir quelque chose d’à la fois charnel et gracieux. J’aime bien les filles nues, quand c’est beau tout bêtement, quand elles sont tordues dans tous les sens, ça m’excite moins, sur le plan intellectuel comme sur le plan sexuel.

Et sans un regard pervers.
Je ne pense pas avoir un regard pervers, les acteurs et les actrices le sentent. Tout comme un photographe. Richard Kern par exemple, le type de mec qui est dans un rapport de respect et d’échange, pas du tout dans la perversion. Ce qui se passe aussi c’est que ce qui m’intéresse dans le porno, c’est pas tant le sexe que le cinéma. C’est la représentation qui m’excite, sur le plan intellectuel. Un cinéaste de film de genre, c’est pas le gore, les bagarres ou les effets spéciaux en soi qui vont l’intéresser, mais la façon de mettre en scène. Je suis pareil, je me pose sans arrêt des questions sur la manière de filmer. Et sur ce qui enrobe le sexe – en gros sur les sentiments, les rapports entre les personnages, les lignes de force. Je suis quelqu’un de très cérébral. Alors les actrices X, pour moi ce sont avant tout des actrices. Le rapport que j’ai avec elles est le même que celui que j’ai avec une actrice sur un tournage de film normal. Donc il n’est certainement pas libidineux.

Tournage Villa Captive

Comment les gens du milieu te perçoivent-ils ?
Je pense que les acteurs et les actrices qui ont joué avec moi m’aiment beaucoup. Mes tournages se passant toujours bien, j’instaure un rapport positif avec les gens, je suis pas un sale exploiteur pourri. Je connais mon boulot et il savent respecter ça.

Les réalisateurs, je sais pas trop, comme j’ai eu tendance à donner des leçons, j’imagine que certains pensent que je les juge pas de façon positive… Ce qui est faux. Je suis plus critique envers la situation du métier. J’ai de bonnes relations avec B.Root car on se connaît depuis longtemps. Quand je suis arrivé dans le métier (j’aimais déjà bien son boulot, j’avais adoré French Beauty) on s’est rencontrés, il a vu en moi quelqu’un qui pourrait continuer son boulot pour la défense du cinéma pornographique scénarisé en France. Mais c’est un combat perdu d’avance. Les gens veulent juste se branler et gratuitement en plus.

Quant aux producteurs, je n’ai pas de rapport avec eux. Dorcel, je ne sais pas pourquoi ils m’aiment pas, mais moi en tout cas ça ne me dérangerait pas de mettre des bas résilles aux filles. Les autres j’ai pas tellement de contact. J’ai longtemps bossé pour VCOM mais ils ne produisent plus. J’ai de bons rapports avec Colmax. Comme je tiens un certain discours, peut-être qu’on me voit comme un emmerdeur trop exigeant pour ce métier. Ce qui est faux, je pourrais faire du gonzo pas cher comme tout le monde. Ce qui compte c’est le regard que tu portes sur ce que tu filmes, pas le pognon que tu vas mettre dedans. Les derniers films que j’ai faits pour Canal n’ont pas coûté cher et sont de très bonne facture.

Tu portes quel regard sur le porno français et son évolution ?
En dix ans, il s’est effondré. Le fric a disparu. Kiosque (remplacé par Canal Play, ndlr) et le groupe Canal + – qui étaient des gros acheteurs – ont considérablement baissé leur prix d’achat. Y’a que le porno du samedi soir qui est resté au même prix.
Il y a toujours autant d’acteurs économiques, mais beaucoup font du petit gonzo, il y en a peu dans le film scénarisé. Les derniers que j’ai tournés j’ai dû les financer moi-même. Après, faut pas se plaindre de la piètre qualité des films, ni que le porno soit considéré comme un sous-genre. Si les gens qui le font peuvent même plus en vivre, ils font un deuxième métier à côté, et ça devient un hobbie…

Vu de l’extérieur on a l’impression que tout est figé dans le temps depuis dix ans. Même dans le gonzo, tu vois que les codes vestimentaires et les références ne nous parlent pas, il y a un décalage énorme. On dirait que le consommateur de moins de 30 ans est mis de côté au profit de celui qui est en train de vieillir.
Je pense qu’on est dans un pays ringard. Ça se sent aussi dans les films qui se font, les trucs qu’on sur-finance et qui ressemblent à des téléfilms, sans prise de risque, sans réel enjeu artistique. C’est pas une question de frilosité : apporter un nouveau concept coûte pas plus cher. Je trouve dommage que la fenêtre du porno du samedi soir sur Canal + ne soit pas l’occasion d’une réinvention du genre. J’ai toujours trouvé ça absurde, il n’ont pas de concurrence. Quand j’ai fait ce film – Histoire de sexe(s) – avec Ovidie, Canal + n’avait pas applaudi des deux mains en se jetant sur le film. Il se trouve qu’on a cartonné, pourtant le film n’avait rien de subversif.

Tu continues à regarder du porno ?
J’en regarde pas, honnêtement tu veux que je regarde quoi ? Je reçois pourtant le Hot Video, mais je ne mate pas leur DVD, et Canal c’est trop tard, moi, après minuit, je dors – je suis un vieux, je te le rappelle. Sur internet, j’en mate pas non plus. J’ai pas une pratique masturbatoire intense ou qui nécessite un support vidéo pourri sur Youporn. En fait j’en regarde seulement pour voir des nouvelles actrices.

Blue Nights © Canal +

Quelles actrices te bottent en ce moment ?
En France, j’aime bien Angell Summers, ou Tiffany Doll, mais je les place pas au-dessus du lot comme Tiffany Hopkins ou Cecilia Vega. Lou Charmelle, j’aimerais bien retravailler avec elle. Il y a aussi Claire Castel, absolument ravissante. Sur le plan international, j’aurais du mal à t’en citer car je suis plus trop dans le coup. A quoi ça me sert de voir la nouvelle girl next door américaine vu que je vais jamais pouvoir la faire tourner ?

Quelle place a la musique dans tes pornos ?
Elle tient la même place qu’une musique de film. Je trouve que ça apporte quelque chose de l’ordre du sentiment, pour faire oublier que les gens font semblant de baiser. Je suis très exigeant là-dessus. En général, les musiciens aiment bien faire de la BO de film porno, y a pas mal de choses à composer et c’est assez libre.

Qu’est-ce que tu fais en dehors du porno ?
Je travaille sur des projets de longs métrages de cinéma, je commercialise tout juste Villa Captive avec Liza Del Sierra que j’ai tourné y’a deux ans. A un moment le porno m’empêchait de faire quoi que ce soit car j’avais trop de boulot, puis j’en ai eu marre. J’ai écrit un bouquin (j’ai pas trouvé d’éditeur), j’ai écrit un scénario (j’ai pas trouvé de producteur), puis j’ai fait Villa Captive. A côté de ça j’ai encore un scénario, je cherche un producteur, mais c’est pas franco-français. Je ne suis pas du tout dans les petits papiers ni dans l’esprit du CNC et du financement traditionnel français… Je m’y reconnais pas, donc je galère.

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Un dernier mot ?
Par rapport à mon journal, j’ai tout de suite trouvé dans votre approche un voisinage avec moi, ou ma façon d’écrire sur le porno. Je suppose qu’on vous a souvent fait le reproche de l’intellectualisme…

Plus sur le côté un peu trop “parisien”… ou branché. Mais on va pas se rabaisser à être vulgaire pour faire de l’audience, on essaye juste de ne pas être snob.
Vous êtes jeunes et pas blasés, donc vous êtes relativement curieux du truc. Après je peux comprendre votre décalage avec le porno français et son état. Si je te parlais d’intellectualisme c’est parce qu’on me l’a beaucoup reproché.

Quand les gens viennent sur mes plateaux, je suis consterné par leurs questions. On m’a souvent demandé “est-ce que tu penses que ça va exciter le spectateur ?”. Tu te sens obligé de te justifier. Ils arrivent avec une idée de ce que devrait être le porno et ça me choque. C’est un faux débat, comme si y’avait d’un côté un porno officiel, et de l’autre un porno hybride… Ça sous-entend qu’il n’existerait qu’une seule forme de sensibilité chez les êtres humains – plus précisément chez les mâles, vu que c’est le public principal – or il y a autant de formes de sensibilité que de pratiques sexuelles, que de vécus. Je pense que la sensibilité, comme le goût, ça se forge, ça se développe, ça s’éduque. Le porno aujourd’hui n’entend éduquer personne. Comme d’ailleurs le cinéma ou la télé en général, ou même la musique. On est dans de la consommation, pas dans de l’élévation.

Finalement on accepte Andrew Blake mais pas les autres ?
Ça reste quand même très chiant (rires)… Mais The Villa est pour moi un chef d’oeuvre absolu. C’est une référence.

On vous invite fortement à regarder son dernier film Blue Nights, sorti sur Canal en février dernier et disponible sur Canalplay ainsi que de lire son journal de bord toujours disponible sur son site (anciennement publié sur Technikart, quand ils avaient encore une connexion internet).

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  • « Je pense que la sensibilité, comme le goût, ça se forge, ça se développe, ça s’éduque. Le porno aujourd’hui n’entend éduquer personne. Comme d’ailleurs le cinéma ou la télé en général, ou même la musique. On est dans de la consommation, pas dans de l’élévation. »

    tellement vrai ce que tu dis là. et tellement triste.. depuis les années 2000 la plupart des gens créatifs sont mit de coté au profit des gens productif. les films qui cartonnent: des navets à base d’effet speciaux et de fin du monde; les musiques qui marchent: de la merde enregister en 3minutes pour passé à la radio, pour être le tub N°1 pendant 3 mois; il ne reste que la peinture et la litterature qui sont assez libre. même si pour trouver son bonheur il faut sacrement chercher.

  • J´ai aimé beaucoup le « interview ». Merci Monsieur

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