Kiki Picasso, de Bazooka à bukkake

C’est mon vieux qui, nostalgique de ses années anticonformistes, m’a déballé les antécédents de Bazooka. Un collectif de graphistes français des seventies. C’est le hasard qui m’a fait assister, il y a quelque temps, à une conférence où intervenait l’un de ses malicieux fondateurs, Christian Chapiron alias Kiki Picasso. C’est dans un immeuble parisien du XXe que je le retrouve pour Le Tag Parfait. L’appartement est chahuté par un joli bordel de couleurs et de formes. Les bouquins collés-serrés tapent la conversation. La télé sert de radio : jazz, jazz, jazz. Je croise une partie de sa famille. À l’aise. On se dit « tu » ? On se dit « tu ». Le clic du magnéto. Kiki Picasso va parler art, LSD, porno.

Les membres de Bazooka avaient tous des pseudos dignes de stars du X : Loulou Picasso, Electric Clito, Bananar, Ti5 Dur… Toi, c’est Kiki Picasso. Pourquoi ?
Kiki, c’est le petit nom intime que me donnait ma fiancée. Dans le temps, devant les copains, je lui faisais : « Chut ! Chut ! ». Ça a quand même fini par prendre. Et Picasso, ça correspond à la période où mes camarades de Bazooka et moi on travaillait pour Libération, entre autres. Les gens regardaient nos dessins et les trouvaient moches, ils ne comprenaient pas, et ils disaient : « Eux, ils font du Picasso ! », sous-entendu, c’est n’importe quoi, le fils de la voisine en ferait autant. À l’époque, Picasso n’était pas considéré comme un maître incontesté. Nous, on trouvait ça amusant. Loulou et moi, on s’est donc mis à signer sous ce nom. La famille m’a d’ailleurs intenté un procès, que j’ai perdu – je suis censé payer 4 500 euros par infraction constatée !

Peux-tu me raconter les aventures de Bazooka ?
Bazooka, c’est l’histoire d’étudiants des Beaux-Arts qui se rencontrent presque par hasard dans un atelier, où ils vont rester un an… On bosse ensemble, on s’entend bien et on crée un journal. On trouve aussitôt du travail auprès de différents supports – type Métal hurlant, Hara-Kiri, Fluide Glacial, L’Écho des savanes… mais également les news magazine, Le Nouvel Obs, L’Express, Libé, et la presse érotique, comme Lui et Playboy –, tout en continuant à produire nos propres journaux. Le groupe Bazooka s’arrête le jour où cette production s’arrête, sachant qu’en parallèle, chacun poursuit sa carrière d’artiste individuelle.

Quelle est ta marche de manœuvre quand tu collabores avec la presse « sérieuse » ?
C’est quasiment impossible de faire quoi que ce soit. On n’essaye même pas. On peut essayer pour rigoler, parce que les directeurs artistiques sont sympas, mais de toute façon on reste « au service de ». Si, quand j’ai commencé avec Libé, j’avais de l’espace, le journal était en autogestion ; ça a bien changé ! La vraie liberté, tu ne l’as que quand tu crées ton propre truc. Maintenant, avec Internet, c’est facile de retrouver cette indépendance totale.

Bazooka a souvent été associé au mouvement punk. Tu en penses quoi ?

Au moment où on a 18-20 ans, c’est-à-dire en 75-76-77, le punk arrive et c’est une musique qu’on aime, qu’on écoute. On se reconnaît dans cette mouvance. Enfin, six mois plus tôt, on était à fond sur Frank Zappa, les Pink Floyd et Bob Dylan ! Bref, les gens nous mettent dans cette case « punk », cette case « Picasso ». Je ne sais pas si tu as entendu parler de l’expo Europunk qui a eu lieu en début d’année à la Villa Médicis, à Rome ? On y a exposé nos travaux, c’est marrant. Moi, je disais aux restaurateurs de la Villa Médicis qui installaient nos œuvres : « Attention ! », et ils me répondaient : « Ah, mais Kiki, il ne faut pas que tu t’inquiètes, tu sais que d’habitude on trimballe des Ingres ! ».

Aujourd’hui, qui a pris la relève de Bazooka et des groupes subversifs des années 70 ? Qu’est-ce que tu attends de notre génération Youporn ?
Je ne sais pas. Là, tout de suite, je pense au collectif audiovisuel de mon fils [Kim Chapiron] : Kourtrajmé…

Et Le Tag Parfait ?
Oui, tous les mouvements, les groupes qui s’autogèrent, qui décident de s’autoproduire, s’inscrivent dans une démarche fructueuse.

Tu es connu pour utiliser des images d’actualité, des images X, des images violentes que tu transformes en œuvres d’art. Tu rends en quelque sorte uniques des photogrammes banalisés de par leur abondance.
J’ai toujours eu la volonté d’embellir l’environnement ! Et c’est plaisant de rendre harmonieuses des images qui nous entourent et sont considérées comme oppressantes, extrêmement dures – depuis l’urbanité du monde, en passant par la pornographie publicitaire, jusqu’à la violence des infos télévisées. Finalement, je regarde et m’inspire des médias comme un peintre regarderait un champ, comme Van Gogh et ses tournesols.

D’où t’est venu ce concept ?
Les premiers journaux de Bazooka sont interdits aux moins de 18 ans et à ce moment-là, j’ai moins de 18 ans – médaille numéro 1 ! Déjà, cette envie de choquer m’asticote. J’aime sentir que mes images ont un impact. Ma motivation aurait pu être de faire plaisir, faire rêver, faire planer. Mais provoquer, c’est beaucoup plus simple ! La pornographie, bien qu’elle me paraisse plus « acceptée » qu’hier, titille le regard de tout le monde. Elle ne laisse jamais insensible et, paradoxalement, elle fonctionne mieux que l’omniprésente ultra-violence. Lorsque j’ai commencé avec cette thématique, c’était très dérangeant. Enfin, j’ai aussi travaillé pour des revues érotiques tenues par des copains et, à une période, quand je leur amenais ce type de dessins, ils me disaient : « Kiki, tu déconnes, c’est pas branlable ton boulot… ». Le décalage, quoi. Mais bon, ils les diffusaient quand même !

De quelle façon choisis-tu les images – en particulier les pornographiques – que tu retouches ?
Pour le livre Dripping Kiki, que j’ai réalisé il y a vingt ans sur commande et qui est dédié au X, je sélectionnais des photos dans les journaux. Je me souviens que j’avais du mal à trouver des filles avec les yeux ouverts – j’ai toujours bien aimé les regards. Si je devais refaire ce bouquin aujourd’hui, ce serait beaucoup plus facile : Internet, c’est une armoire normande !

Justement, qu’est-ce que l’arrivée du Web a changé pour toi, d’un point de vue personnel et professionnel ?
C’est tout à coup l’accès à toutes les images et les docs du monde, c’est exceptionnel, c’est rapide. Sinon, ma communication avec les autres n’a pas évolué, je ne suis pas plus que ça adepte des réseaux sociaux. Mais l’apparition de l’informatique en général a été révolutionnaire. Avant, je créais une image par nuit, soudain, j’en crée une vingtaine. Accélération de la prise de connaissance, accélération technique : j’aime quand ça va vite…

Et comment se déroulent tes recherches du « doc parfait » ?
Ça dépend… J’ai coécrit un ouvrage sur les drogues avec Christian Vilà : Psychoactif (un livre hallucinant) – Guide du LSD et autres univers psychédéliques. Tiens, vous avez d’ailleurs parlé de sexe sous « influence » sur votre webzine, je suis allé y faire un tour ! Bref, ça m’intéresse, et je voudrais dénicher de la doc X plus radicale, orientée dope. Mais j’ai l’impression que c’est encore vraiment tabou. J’ai des copains qui ont tourné des pornos où les acteurs ingèrent des drogues plutôt douces et ils pensaient déjà que c’était limite. La mise en scène de l’alcool, à l’inverse, est très répandue et frôle le fétichisme. Et le cannabis est lié à l’érotisme, enfin autant qu’une crème à raser, un parfum ou un yaourt !

Quelles techniques graphiques utilises-tu ?
J’ai toujours travaillé d’après photos. Des photos que je pique ou que je prends, et qui, sans être des œuvres d’art, doivent avoir un potentiel esthétique. À partir de là, j’ai plusieurs techniques. À mes débuts, je décalquais – d’après des bouquins achetés aux puces ou ailleurs –, ce qui était très critiqué. Mais moi, je répétais aux gens : « Je décalque et je t’emmerde ! Si tu veux ramer, moi je ne rame pas ! ». Dans les années 70-80, je partais de photocopies, surtout lorsqu’il fallait aller vite pour des journaux. Et les ordinateurs ont débarqué. Je me suis d’abord servi des toutes premières palettes électroniques 16 millions de couleurs, en 81. Aujourd’hui, je trouve les docs sur Internet, j’utilise un vidéoprojecteur en banc-titre, au-dessus d’une table, et j’attaque directement au marqueur, ou je projette une image sur le mur et je peins un tableau. Et je retouche aussi via Photoshop. Il y a plein de possibilités.

Si tu pouvais faire l’inverse, transformer une œuvre d’art en œuvre X, pour laquelle tu opterais ?
Allez, disons le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch, pour répondre un truc un peu gag. Mais la pornographie – les corps, la chair – est déjà présente dans la grande peinture. D’ailleurs, inutile de montrer des organes génitaux pour tomber dans cette catégorie.

As-tu été confronté à des problèmes de propriété intellectuelle avec des réalisateurs ou producteurs de X, comme tu as pu en avoir en te servant d’images d’actualité ?
Non, jamais ! En fait, dans les années 90, j’avais des copains qui mettaient en scène des films pornos professionnels pour Canal Plus et je leur demandais de me filer leurs rushes, parce que je préférais jouer avec des photogrammes issus de Betacam SP, pour avoir une belle texture, plutôt que de VHS pouraves, dégueulasses. J’avais le droit d’en faire ce que je voulais. En revanche, j’ai dû utiliser des films de mecs que je ne connaissais pas, quand c’était du X plus violent, moins standard, de la zoophilie ou autre. J’ai aussi réalisé un film qui s’appelle Traitement de substitution n°4 et qui mélange extraits de pornos, news, etc. Bref, aucune réclamation ! Au contraire. La pornographie – celle qui rapporte de l’argent, depuis le Minitel et le téléphone rose où la police ne surveillait pas encore, jusqu’à celle d’aujourd’hui – a financé d’autres supports, m’a financé. Il y a même une association fétichiste, Alien Nation, qui faisait appel à moi pour la déco de ses soirées nécrophiles. Maintenant, c’est plus direct, les gens savent pourquoi ils sont là. Je pense par exemple aux Nuits Élastiques. Personne n’a besoin de dessins aux murs pour être poussé à la débauche !

Tu te rappelles de ta première rencontre avec la pornographie ?
Oh, ça doit être dans la bibliothèque de mon père où j’avais repéré tout ce qu’il fallait repérer ! Et celles des parents des copains où, en farfouillant bien dans les étagères du haut, on pouvait trouver des photos X servant de marque-pages.

Considères-tu la pornographie comme un art ?
Bien entendu. C’est un art en devenir. Je pense que 90 % des artistes s’autocensurent et que, s’ils le pouvaient, ils se serviraient du X, quels que soient le domaine et le sujet. S’il n’y avait pas ces lois super strictes – l’interdiction aux moins de 18 ans, la TVA retirée et tout le bazar… –, la plupart des cinéastes mettraient du porno dans leurs longs-métrages. Dommage… Car cela provoquerait un enrichissement du regard et de la perception du public, ainsi qu’une mise à niveau des réalisateurs de X qui n’ont pas ou peu de velléités artistiques.

La pornographie est partout, mais reste souvent tabou. Quelle place a-t-elle ou devrait-elle avoir dans notre société ?
La pornographie dérange. L’art pornographique ou un peu trop explicite dérange. Les gens flippent, ne se sentent pas en sécurité, font chier. Ils ne devraient pas être étonnés que les artistes fassent joujou avec tout et n’importe quoi. Ils imaginent le taré qui va passer des heures à dessiner des poils pubiens ! Il paraît que Picasso, à la fin de sa vie, ne faisait plus que des chattes, des centaines de chattes ! Et celles-là, elles ne sortent pas, on préfère les oublier, en tout cas pour le moment. J’ai une amie, Anne Van Der Linden, qui continue à peindre des bites et des seins alors que beaucoup d’autres arrêtent. Elle a des acheteurs, mais ses tableaux sont retournés contre les murs lorsque la belle-mère ou le patron vient dîner à la maison. Quand tu traites de ce thème, tu es mal vu : « C’est un frappé, c’est un pervers ! ». Bref, on est face à un art super cloisonné, dévalué. Et les collectionneurs – il y en a quelques gros – sont encore moins pris au sérieux.

Toi, quel sujet te choque actuellement dans les différents médias ?
Que je serais susceptible d’utiliser alors ?

Oui, j’imagine !
La pédophilie et ceux qui produisent des images pédophiles me choquent ; en plus, j’ai des enfants. Mais si les représentations pédophiles n’étaient pas interdites, je les détournerais sans problème – d’ailleurs je l’ai fait quand elles étaient autorisées… et on m’a collé des procès ! C’est une réalité qui nous entoure, qui évoque notre monde actuel et à laquelle n’importe qui peut avoir accès. Après, j’ai une théorie qui s’inspire de l’expression « Sage comme une image ». Une image n’a jamais tué personne. Il n’y a rien de plus inoffensif qu’une image, même la plus horrible ; au final, tout dépend du regard que l’on y pose. Bien sûr, c’est merveilleux que le public soit émotionnellement en phase avec elle, mais en même temps, il faut qu’il prenne ses distances, qu’il ne réagisse pas toujours de façon instinctive par rapport à une image qui ne reste qu’une image. Moi, je suis contre toute forme de censure.

Quels sont tes projets en cours ? Et les prochains ?
Je ne sais jamais ce que je veux faire 48 heures avant ! Je n’aime pas la logique de la « création à venir ». Et puis, plus le temps passe, moins je comprends pourquoi il faut terminer les œuvres ! J’aimerais pouvoir éternellement sauter du coq à l’âne et laisser en plan ce que je quitte. Mais c’est la société qui t’oblige à finir.

Propos recueillis par Lula. Photos par © Florian Delhomme.

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