J’ai passé ma soirée dans les studios Kink

Mai 2013, quelque part en banlieue parisienne, je commence mollement à organiser mes vacances aux États-Unis du fin fond du fauteuil de ministre de mon bureau. À l’époque, la météo nous mène la vie dure et je sais que ce n’est pas à San Francisco que je vais trouver la chaleur, mais au détour d’un tweet, mon petit cœur commence à dégeler quand j’apprends que la ville abrite les fameux Armory Studios et qu’on peut les visiter. Trente secondes après, mon billet est imprimé et j’ai brûlé mon Guide du Routard. Rien à foutre du Golden Gate Bridge ou des otaries du Pier 39.

Trois mois plus tard, en Californie. On est jeudi et je suis bien trop en avance pour la visite. Je n’ai pas eu de mal à reconnaître l’impressionnant bâtiment de brique rouge qui trône fièrement au coin d’une rue du quartier de Mission. Percé seulement d’une porte et de fines meurtrières, la forteresse n’est pas vraiment accueillante, même baignée dans le soleil de la fin de l’après-midi.

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Je me risque quand même à entrer, et bonne nouvelle : pas de cerbère à la porte mais un affable employé qui m’invite à aller patienter à l’Armory Club, le bar des studios, qui se trouve sur le trottoir d’en face. C’est plutôt chicos mais des employés en t-shirt Kink y boivent leur bière de fin de journée en toute décontraction au comptoir alors je m’en jette une aussi et je profite du wi-fi gratos pour réviser un peu avant la visite.

Construit entre 1912 et 1914 sur le site d’un parc d’attraction pour remplacer l’ancien arsenal détruit par le tremblement de terre de 1906, cette armurerie – comme son nom l’indique toujours – de style néo-mauresque a été utilisée par l’armée jusqu’en 1976 avant d’être abandonnée puis classée monument historique deux ans plus tard. Les 160 pièces du château fort ont ensuite été squattées par des dealers, des putes et des skaters jusqu’en 2007, date à laquelle Pete Acworth, dix ans après la création de l’empire Kink.com dans sa chambre d’étudiant, décida de racheter les 200 000 m2 à l’angle de Mission Street et de la 14ème pour la coquette somme de 14 millions de dollars, non sans froisser quelques voisins.

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On pourrait facilement penser qu’en choisissant d’emménager derrière ces épais murs, Kink a cherché à se protéger du regard des curieux. Pourtant, dès mes premiers pas à l’intérieur de la forteresse, je découvre qu’il n’en est rien. Pendant que deux employés vérifient que tous les visiteurs sont majeurs et leur font signer un papelard attestant qu’ils ont bien compris que ce n’était pas sur un tournage Disney qu’ils risquaient de tomber à tout moment, on nous laisse déambuler librement dans la salle du personnel au rez-de-chaussée.

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Pas de portes verrouillées, pas de secrets, pas de placards fermés à clés, pas de surveillance non plus – ce sera comme ça tout au long de la visite. Une fois tout le groupe réuni, les premières paroles de notre guide seront même pour nous encourager à prendre beaucoup de photos et à les poster sur les réseaux sociaux. Moi qui pensais que le domaine serait jalousement gardé, je n’ai même pas eu le temps de prévenir mes followers Instagram que j’allais prendre en otage leur timeline. Kink n’a rien à se reprocher et veut le faire savoir, désolée.

À LA CAVE AVEC UNE SHEMALE

Pour les visites, qui ont lieu une à deux fois par jour quasiment toute l’année, tout le monde met la main à la pâte. Ce soir c’est Jacqueline Woods, la première camgirl shemale de chez Kink Live, qui s’y colle. Quant au groupe de visiteurs, on y trouve surtout des couples, parmi lesquels à peu près toutes les tranches d’âge sont représentées. Après un rapide historique du bâtiment, Jackie décide d’entrer tout de suite dans le vif du sujet, c’est-à-dire à la cave. C’est dans cette partie du bâtiment, où étaient stockées les munitions et où les soldats s’entraînaient au tir – des traces de balles dans certains murs en attestent encore -, que Pete Acworth a décidé d’installer les décors, qui sont construits et déconstruits au gré des besoins des tournages, mais mettent presque toujours à profit l’esthétique délabrée de l’Armory : il aurait voulu construire un tel cadre à partir de rien qu’il n’y serait pas si bien parvenu.

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On se balade successivement dans un abattoir, une chambre d’hôpital, un bar ou encore un faux appartement dont toutes les pièces ont été reconstituées. Pour que les acteurs qui sont amenés à rester à genoux pendant des heures ne soient pas installés trop inconfortablement, le sol est mou, comme dans les terrains de jeux pour enfants. Jackie s’attarde sur certains détails, comme les crochets auxquels sont suspendus les modèles, qui sont d’origine et étaient utilisés par les militaires, et précise que les murs sales font bien partie du décorum : chaque studio est nettoyé avant et après chaque scène et malgré les apparences, tout est aussi propre que dans un bloc opératoire.

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Alors qu’un couple un peu trop enthousiaste se fait prendre en photo dans des positions gênantes dans l’appart en toc, je me faufile dans le couloir et jette un œil aux autres pièces, jusqu’à tomber sur la buanderie où sont entassés des dizaines d’exemplaires de ces fameux peignoirs dont sont affublés les acteurs quand ils sont interviewés après leurs scènes. Dans les couloirs traîne tout un tas de bordel familier – câbles, diables… -, et on pourrait presque se croire dans un studio de production « normal » si l’immense magasin d’accessoires, dans lequel Jackie nous lâche ensuite, ne débordait pas de croix, de cages et d’instruments de torture divers et variés.

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Elle nous a demandé de ne pas nous éloigner mais, eh, j’ai pas l’occasion de venir ici tous les jours. Je me glisse dans les allées à peine éclairées de cette caverne d’Ali Baba où sont entassés, en vrac, des têtes d’animaux empaillés, des fauteuils Louis XVI et des mannequins aux attributs étranges, jusqu’au moment où je me fais rappeler à l’ordre. À mon plus grand regret, je ne recevrai aucune punition pour cet écart. Pourtant, j’aurais pas été contre me faire enfermer dans la pièce attenante, où sont conçues et testées les célèbres fucking machines, mais le groupe décide de continuer son tour sans aucun égard pour mes protestations. Bande de fdp, comme on dirait sur Twitter.

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La visite des sous-sols ne serait pas complète sans une petite excursion dans l’humide salle du fond. Et par humide, je n’entends pas moite : l’immense pièce est bel et bien traversée par un cours d’eau, la rivière Mission Creek, ce qui ne manque pas d’attirer tous les rats du quartier – d’où la présence de nombreux chats un peu partout dans le building. Pour des raisons d’hygiène – n’y allons pas par quatre chemins, c’est complètement moisi -, quasiment aucune scène n’est tournée dans cet endroit pourtant spectaculaire, mais Pete Acworth se verrait bien lui redonner sa fonction d’origine : l’armée y avait fait construire une piscine, et notre guide a déjà les yeux qui brillent rien qu’à l’évocation des orgies qui pourraient y avoir lieu dans un avenir proche.

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Avant de nous faire monter dans les étages, cette dernière nous invite à boire un faux verre dans le faux bar – où sont filmées certaines scènes pour le site Public Disgrace – pour nous expliquer le processus de candidature par lequel chaque modèle, anonyme ou déjà reconnu, doit passer. Elle s’attarde sur le questionnaire extrêmement précis que chaque acteur doit remplir afin de définir ses goûts, ses envies et surtout ses limites. Les réalisateurs suivent ces instructions à la lettre et quoi qu’il arrive, n’importe quel tournage peut être arrêté, temporairement ou définitivement, sur un simple safe word. On sent qu’il est important pour Jackie de montrer que ces procédures strictes sont essentielles pour que les pratiques extrêmes dont Kink a fait sa spécialité puissent se dérouler en toute sécurité, mais qu’elles n’enlèvent rien à la spontanéité des scènes.

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En reprenant un autre couloir pour remonter au rez-de-chaussée, nous tombons nez-à-nez avec deux énormes barils de lubrifiant. Ma gow Jackie, qui commence à se sentir à l’aise, plonge son doigt dans l’un d’entre eux et le lèche goulûment. « C’est important de goûter un lubrifiant avant de l’acheter« , nous avertit-elle. À méditer.

MON VOISIN LE PERVERS

Des étages, on ne verra pas grand chose : ils sont principalement occupés par les bureaux qui ne sont, bien entendu, pas ouverts au public. Laisser les visiteurs tripoter des fouets, ok, mais faudrait pas non plus qu’il y en ait un qui se mette à vouloir jouer avec un ordinateur et foute en l’air l’un des 38 sites hébergés sous l’aile du géant Kink.com. Au premier, interdiction d’entrer donc, mais Jackie nous autorise quand même à jeter un œil derrière une double porte. Et ce n’est pas vraiment une pièce de plus qu’elle nous invite à admirer, mais rien moins que les 39 000 m2 du Drill Court, un immense espace encerclé de gradins qui, depuis la construction du bâtiment, occupe la fonction de salle communautaire.

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Entre les années 20 et les années 40, plusieurs fameux combats de boxe y ont eu lieu ; après cela, le Drill Court a abrité des opéras, des représentations théâtrales, des marchés ou encore des bals. Point de gang-bang ni de bukkake et donc rien à voir a priori avec le porno, mais on touche pourtant là l’un des points sensibles de l’histoire désormais commune de Kink et de l’Armory. Comme on peut s’en douter, tous les habitants du quartier n’ont pas été ravis d’apprendre, un beau jour de janvier 2007, que l’Armory avait été rachetée par un studio de production de films porno BDSM, que le contrat était déjà signé et qu’ils n’avaient certainement pas leur mot à dire. Alors que d’autres se réjouissaient de voir enfin le bâtiment repris en main après de multiples projets avortés, qui plus est par une entreprise locale portant fièrement en étendard la tradition san-franciscaine de respect des minorités sexuelles, associations féministes et mères de familles partirent en croisade contre Pete Acworth, qu’elles accusèrent de promouvoir la violence et la misogynie dans un quartier abritant de nombreuses écoles.

Ce n’était pas la première fois que l’Armory subissait les critiques du voisinage puisqu’avant même le début des travaux en 1912, nombre de riverains s’étaient élevés contre le projet architectural sélectionné, qui s’apparentait trop selon eux à une forteresse et leur évoquait des choses désagréables comme, au hasard, la guerre. On ne peut pas vraiment leur donner tort. Malgré tout, le château fort se dresse toujours fièrement au cœur de Mission et Pete Acworth, bien décidé à être un voisin exemplaire, décida dès le début d’en ouvrir les portes. Il se fendit même d’un édito dans un journal local pour lancer l’invitation. Depuis six ans, les habitants ont donc eu de multiples occasions d’aller vérifier par eux-mêmes qu’aucune femme ne se faisait torturer dans la cave de l’Armory, du moins pas contre son gré. Si les tensions semblent aujourd’hui apaisées, Pete Acworth veut aller encore plus loin en redonnant au Drill Court sa fonction sociale d’origine et en l’ouvrant à la communauté. Des marchés y ont déjà lieu, et les concerts et autres pièces de théâtre doivent s’y multiplier dans les prochains mois.

Pour l’anecdote, George Lucas a même utilisé le Drill Court en 1976 pour y filmer certaines scènes de L’Empire contre-attaque, notamment certains effets spéciaux d’explosion, comme en atteste cette étonnante photo. Lucas avait même pour projet de transformer toute l’Armory en studios de production – comme quoi, malgré ce qu’en disent les voisins, le projet de Pete Acworth n’est pas si incongru que ça.

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Pour terminer la visite, Jackie nous emmène au dernier étage, The Upper Floor, qui a donné son nom à l’un des sites du groupe sur lequel sont retransmises en live des orgies mettant en scène des esclaves et leurs maîtres, pendant lesquelles les voyeurs peuvent intervenir en envoyant depuis leur ordinateur des instructions qui sont ensuite retransmises dans la pièce par une voix synthétique. Je reconnais le salon aux lourdes tentures rouges dans lequel je viens d’entrer pour l’avoir déjà vu, en pixels mais en 3D, dans le reportage de Pippo chez Kink Virtual.

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Lustres dorés, meubles luxueux, œuvres d’art érotiques, cheminée en marbre… tout y est et, comme le confirme Jacqueline, le boss n’a pas voulu lésiner sur le budget. Attirée par un truc qui brille, je m’approche un peu plus près du bar pour y découvrir tout un arsenal de chaînes, de menottes et de fouets – de quoi passer une délicieuse soirée, sans aucun doute. En ressortant, nous tombons sur deux femmes qui sortent tout juste d’un cours de yoga. L’Armory propose en effet de nombreux workshops – des leçons de pole dance à l’apprentissage du plaisir anal en passant par la découverte du bondage -, comme une façon supplémentaire de faire entrer la communauté san-franciscaine dans ses murs tout en démystifiant les pratiques BDSM.

En retournant dans la salle du personnel pour acheter quelques souvenirs – aucun porte-clés bite, à ma grande déception -, j’ai le sentiment d’avoir eu le privilège de visiter la Chocolaterie d’un Willy Wonka adepte des pinces à tétons. Pour Kink probablement bien plus que pour n’importe quel autre studio de production pornographique, l’histoire du bâtiment qui l’abrite a été primordiale dans la construction de son identité actuelle : ce n’est pas pour rien que c’est l’Armory que l’on voit au début de chaque vidéo produite par le studio. Ce que la visite permet de découvrir aussi, c’est que l’empire Kink est une entreprise locale exemplaire, transparente, et désormais intégrée à la vie de son quartier. Ne vous fiez pas à l’épaisseur des murs, vous y êtes les bienvenus. Quant à moi, il me reste à décider sur quel site je vais utiliser la carte cadeau que Jackie m’a laissée à la fin de la visite. Entre Fucking Machines et Everything Butt, mon cœur balance.

À lire aussi, le dossier du New York Times sur Kink, publié quelques mois après son emménagement à l’Armory.

Photos : Britney Fierce

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